L'indispensable Bruckner

Bruckner est au centre même de ce que tout créateur traduit quand il transcrit ce que Jung appelle le « verbe de Dieu », c’est-à-dire ce que les hommes perçoivent du domaine de la transcendance. Autrement dit, Bruckner est au souci constant d’une transcription musicale de l’Essentiel.

Les Grecs, dans leur culte pour l’idéal, ont sculpté avec des formes simplifiées une beauté abstraite qui s’adresse à l’esprit. Les anciens, d’instinct, ont montré des « idées » de corps, des corps qui ne valent plus comme existence sensible, mais seulement comme existence et forme naturelle de l’esprit. La forme est ainsi purifiée.

Comme, différemment, Giacometti qui effile ses personnages jusqu’à n’en plus dévoiler que la quintessence, l’âme. Bruckner fait de même. Il dénude la musique, la simplifie, la raréfie. Il crée une musique de sublimation. Et alors il contredit Stravinsky qui affirme que « La musique par son essence est impuissante à exprimer quoi que soit, dit Stravinsky : un sentiment, une attitude, un état psychologique, la nature, etc. Le phénomène de la musique nous est donné à seule fin d’instituer un ordre dans les choses. Pour être réalisé, il exige nécessairement et uniquement une construction. La construction faite, l’ordre atteint, tout est dit. Il serait vain d’en attendre autre chose. » (Igor Stravinsky/Chroniques de ma vie I) Stravinsky a raison quand la musique cherche à raconter ou à représenter. Impensable, donc, de retrouver l’intrigue d’un ballet en l’écoutant.

Si vous n’avez pas les mots, vous ne savez pas ce que la musique signifie, affirme Boulez qui, corroborant Stravinsky, est sûr que « la musique n’exprime qu’elle-même, ne pouvant, dans son vocabulaire, se référer qu’à elle-même ». Ce qu’elle exprime relève tout de même du sentiment. Boulez en convient, remarquant que s’il est aisé d’analyser une fugue, « cette transmission d’un sentiment demeure tout à fait inexplicable », autant qu’un légiste disséquant un cadavre ne peut repérer les lieux de l’âme. Par conséquent, concernant « le sentiment ou l’état psychologique », l’allégation de Stravinsky est un vœu pieux. Son vœu pieux. Qui ne dépossède pas les œuvres antérieures de leur charge émotionnelle.
[Image: Chris Hofer]
Et Bruckner est l’exemple type du compositeur qui le contredit. Car justement Bruckner « charge » sa musique d’émotions, et, qui plus est, d’émotions profondément mystique, très abstraite, lui qui était croyant. Et cette émotion mystique nous pénètre profondément, parce que Bruckner nous la livre « naturellement », et même de manière foncièrement candide, naïve. Les sections de quatre mesures se succèdent sans varier. Les harmonies sont simples. Les rythmes sont élémentaires. Et de là émane cette impression de profondeur, de langueur spirituelle qu’il est, un peu comme Proust, l’un des seuls à savoir si bien inspirer. C’est bien cela : Bruckner transcrit en notes le « Verbe de Dieu ». Comme Bach le fit précédemment.

Voilà entre autre pourquoi Bruckner est indispensable. Irremplaçable dans l’histoire de la musique. Et pourquoi le Brussels Philharmonic l’inscrit chaque année dans sa programmation.

Michel Tabachnik

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